Comment ça commence # 5 Son visage...

Notre voyage du "Comment ça commence ?" de Agoaye* continue. Vous découvrez aujourd'hui l'épisode du joli mois de mai, où j'ai été particulièrement inspirée, je crois... 
Pour mémoire , vous trouverez les épisodes précédents en cliquant sur le lien correspondant :
Bonne lecture mes amis !
 Son visage respirait la santé, cependant les rides profondes de sa peau annonçaient un âge incroyablement avancé et une sagesse extraordinaire, issue de décennies d'expérience et de réflexions en tous genres. Si elle avait vécu le même nombre d'années que de petits coquillages domiciliés sur sa carapace, il n'en aurait pas été étonné.

Le hasard, qui parfois fait si bien les choses, les avait réunis à l'heure du diner dans un banc de succulentes méduses, il y avait de cela presque une semaine. Ils avaient alors échangé quelques mots en grignotant leur repas. Il était enchanté de faire la connaissance d'une autre tortue, surtout si celle-ci lui rappelait d'une façon troublante sa grand-mère, sa Mamie chérie qui lui avait enseigné tant de valeurs de vie avec une bienveillance, une douceur et une patience infinies. Il en avait gardé des souvenirs très précieux, ainsi qu'un profond respect pour ses ainés. S'être réincarné en tortue n'avait nullement altéré son éducation sociale et il s'était auto-désigné comme protecteur de cette charmante vieille dame, dont il appréciait autant la compagnie que l'esprit vif et aiguisé. Depuis, ils poursuivaient leur migration ensemble, conversant avec plaisir de sujets aussi variés qu'intéressants.

Un jour qu'ils nageaient de concert, attendant l'occasion de se ravitailler sans dévier de leur itinéraire, ils virent avec joie de drôles de méduses flotter dans le lointain. Lorsqu'en approchant, il comprit ce qu'ils avaient aperçu, il fut extrêmement bouleversé et l'humain en lui connut la plus grande honte qu'il eût jamais ressentie. Sans réfléchir, il prévint sa nouvelle amie que ce n'étaient pas des méduses, et ajouta en continuant de la vouvoyer, malgré son autorisation expresse de la tutoyer :
  "N'en mangez pas, Mamie !
─ Rassure-toi, mon petit, je n'en avais pas l'intention. Il m'est arrivé d'en goûter quelquefois, et cela m'est resté sur l'estomac...
─ Comment ? Vous avez mangé du plastique, s'indigna-t-il ?
─ "Plastique, plastique", répéta-t-elle en jouant avec le mot. C'est donc ainsi que cela s'appelle. Il y en a partout maintenant... Avant, on pouvait croquer dans une méduse sans se méfier ; aujourd'hui, il faut faire attention... C'est tout de même un mot étrange que "plastique". Où es-tu allé chercher un nom pareil ?
─ Cela s'est toujours appelé comme ça. Il y a si longtemps que ça existe que je ne sais pas d'où vient ce mot.
─ Longtemps, longtemps... Je ne suis pas née de la dernière vague et je me souviens parfaitement de l'époque où j'ai vu les premiers. Il y en avait très peu et je les trouvais jolis parce que, comprends-tu, ils ne flottent pas de la même manière que les méduses. Hélas, ils se reproduisent à une vitesse folle, s'accumulent et sont très laids. Regarde là-bas, à quelques centaines de brasses, il y en a tellement que l'on dirait tout un archipel !
─ ...
─ Excuse-moi de sauter de la coque au dauphin, mais c'est très rare de rencontrer un jeune qui n'essaie même pas de manger des plastiques-méduses. Encore plus s'il déconseille aux autres d'en consommer. Pourtant, ta réaction de dégoût, j'en suis sûre, ne vient pas de l'expérience. Tu n'en as jamais goûté mais tu sais les nommer. Comment est-ce possible, mon petit ?
─ A dire vrai, je n'y connais pas grand chose au plastique. Tout ce que je sais à ce sujet est très limité : ce sont les humais qui l'ont inventé. Puis ils l'ont trouvé très pratique et ont fini par en utiliser au quotidien, pour toutes sortes de choses ! Des sacs, comme vous en voyez là, des bouteilles en PET, des emballages en polystyrène, des vêtements en microfibres, des filets pour la pêche, des pneus pour les voitures...
─ Tu vas trop vite, le coupa-t-elle ! Je ne comprends pas ce que tu dis avec tous ces mots que je ne connais pas. J'en sais relativement peu sur les humains, et encore moins sur leur vocabulaire ! J'en ai vu parfois en plongée, avec une trompe, des gros yeux et des palmes. Je les ai trouvés très drôles ! Par contre, j'aime moins les gigantesques carapaces inversées qui les déplacent sur l'eau. C'est bien trop malsain de nager ventre à l'air ! Bref, si je reviens à ce que tu m'as raconté, le plastique est fabriqué par les humains. Mais comment arrive-t-il dans les mers et surtout pourquoi y en a-t-il autant ?"

A ces questions ô combien pertinentes, l'embarras de notre héros grandit encore, il se sentit particulièrement honteux et misérable, et ne sut que répondre. Différentes pensées se bousculaient dans son esprit, à la recherche d'arguments pour ne pas laisser en suspens les interrogations de son amie, qui devenaient siennes à présent.

Comment expliquer l'enthousiasme des humains envers cette facilité que représente le plastique, permettant de résoudre aisément des problématiques techniques et technologiques, mais encourageant des habitudes nocives ? Que ce maudit plastique augmente le caractère matérialiste et consumériste de la majorité des sociétés humaines, incapables de se contenter de l'essentiel ? Quels mots peuvent exprimer l'indifférence voire le désintérêt en regard des conséquences de la production en masse d'objets sur l'environnement ? Que la mondialisation qui favorise les échanges commerciaux favorise également la pollution liée aux transports, et le déplacement des déchets vers des espaces naturels ?
Que les bonnes âmes engagées dans la préservation de la Nature se heurtent à des lobbies pratiquant la politique de l'autruche, en refusant d'admettre que leurs actions en bourse provoquent indirectement des changements graves sur le climat mondial ? Comment dire qu'un mégot de cigarette abandonné, des emballages de fast-food jetés n'importe où, les marées noires provoquées par des pétroliers sont différentes facettes de ces réflexes sales qui font les continents de plastiques ? Qu'en somme, le respect des terres, des littoraux, des océans, demande des sacrifices à l'habitude de disposer de ce dont on a plus besoin - ou envie - dans des décharges sauvages en forêt, sur les plages, dans les ports, et n'est clairement pas une priorité pour l'inconscience collective ?
Que l'Homme a presque tout abîmé sur Terre et qu'il n'a pas eu le courage de réparer ses erreurs, préférant, dans son aveuglement, persister dans sa bêtise hideuse de pollueur, au lieu d'apprivoiser enfin son environnement et de le protéger de lui-même ?

C'était bel et bien impossible que de donner toutes ces raisons qui n'en étaient pas à cette tortue pleine de sagesse, qui certes vivait à mille lieues de ces préoccupations, mais qui n'en subissait pas moins les désastreuses conséquences, et lourdement encore !

Après de longs instants de réflexions qui consistèrent à observer les activités humaines telles qu'il les connaissait de son nouveau point de vue, il parvint à une pseudo-réponse qu'il lui livra ainsi :
"Tout cela arrive parce que les Hommes croient qu'ils sont les maîtres du monde. Ils ont oublié qu'ils ne sont pas seuls sur Terre, alors ils font n'importe quoi. Ils ne savent plus ce qu'est le respect, vis à vis d'autrui, envers la Nature et ce qui les entoure. Bien plus grave, ils sont devenus incapables de se respecter eux-mêmes.
─ Alors, c'est pire que ce que je pensais. On était bien plus raisonnables dans mon ancienne vie humaine !" conclut-elle, des larmes plein les yeux.


A suivre...

* Rappel des consignes : "Vous avez un mois pour écrire et partager avec nous un billet ou un article. [...] Une seule contrainte : tous les écrits du mois doivent commencer par la même amorce de phrase ! Il est interdit de changer le moindre mot, la moindre virgule, car ils sont autant d’indices qui vous permettront de tisser ensuite la trame de votre récit, et permettre au train de votre imagination de se mettre en marche !" Ici, c'est la phrase écrite en gras au début du texte.

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